Mon expérience du racisme en Suisse

Emmanuel Alder
5 min readJul 14, 2020

Traduit de l’article en anglais de Rebecca Stevens Alder

Je suis arrivée en Suisse en septembre 1980, âgée de 9 ans. Inscrite dans l’une des meilleures écoles internationales du pays, j’ai été constamment l’objet de harcèlement et de moqueries à propos de ma couleur. Mes camarades de classe m’appelaient « singe » ou encore « négresse » chaque jour.
Je n’avais pas d’amis et je passais la plupart de mon temps seule.
Je ne comprenais pas pourquoi on m’appelait ainsi, j’étais trop jeune pour comprendre le concept même de racisme mais je souffrais de ses effets néfastes et insidieux: le manque d’estime et de confiance en soi.

Je me souviens d’un épisode particulier en 1982 — j’étais en sixième. Quelqu’un avait fouillé les sacs d’école des élèves et avait dérobé l’argent de poche trouvé. Un jour donc, ma maîtresse de classe nous a tous détenu en classe durant près de six heures pendant qu’ils tentaient de découvrir ce qu’il s’était passé. J’ai eu alors le besoin pressant de me rendre aux toilettes et j’ai quitté la classe pendant quelques minutes. Aussitôt de retour en classe cette maîtresse raciste m’a accusée d’être la voleuse; elle refusait absolument de croire que je n’avais fait qu’aller aux toilettes, m’accusant d’avoir quitté la classe pour cacher ce que j’avais volé. A la fin de la journée, la personne vraiment responsable a été découverte mais jamais ni cette maîtresse ni l’école ne m’ont présenté la moindre excuse pour m’avoir injustement accusée.

Les années passèrent mais le harcèlement de mes camarades de classe ne s’arrêta jamais. Je ne pouvais pas me concentrer sur mes études, je ne pouvais pas apprendre, mes notes en souffraient.
Je n’ai pas pu apprécier mes années d’école, ce fut une expérience intimidante et extrêmement déplaisante en finalité.
Durant mes premières années d’adolescence, je lisais beaucoup de littérature romantique et je rêvais de tomber amoureuse. Je me rendais à presque toutes les soirées dansantes de l’école, le samedi. Vers la fin de la soirée au moment des slows, les garçons venaient demander aux filles de danser avec eux.

J’attendais anxieusement la chance de danser. Mais à chaque fois cette phrase destructrice me frappait: « je ne danse pas avec des singes noirs » Ces expériences m’ont profondément blessée.

Cet environnement très raciste a connu une sorte de répit au milieu des années 80, alors que des célébrités telles que Michael Jackson, Lionel Richie, Sade, Florence Joyner ou Grace Jones commencèrent à être sur le devant de la scène.

Il était soudainement devenu beaucoup plus « cool » d’être black et certains camarades ont commencé à devenir plus amicaux.
Mes deux dernières années de collège furent plus agréables et mes résultats se sont logiquement améliorés, juste à temps pour me permettre d’accéder à mes études universitaires.

Arrivée à l’Université au Canada je n’ai que peu rencontré de racisme mais on m’avait avertie que je devais éviter de me rendre dans le quartier de « Jane and Finch » proche de mon campus car « il y avait là-bas beaucoup de dangereux noirs »
J’ai fini par m’y rendre pour m’y faire tresser les cheveux et je n’ai pu que réaliser que les gens y étaient très gentils. Ils étaient juste considérés comme de potentiels criminels, uniquement en raison de leur couleur.

En 1993, avec ma licence universitaire en poche, je commence à chercher du travail, de retour en Suisse. J’ai tout de suite été impressionnée par la facilité avec laquelle j’avais réussi à décrocher nombre d’entretiens. Mais une fois arrivée à l’entretien, il y avait toujours cette surprise dans les yeux de mon interlocuteur. J’apprendrai plus tard qu’il s’attendaient à ce que je sois blanche, en raison de la consonance de mon patronyme: « Rebecca Stevens ». Certains recruteurs continuaient l’entretien comme si de rien n’était mais se débarrassaient rapidement de mon dossier alors que d’autres me disaient tout de go que je n’avais pas la moindre chance parce que j’étais noire.

Un incident particulièrement horrible pour moi s’est déroulé lors d’un entretien avec la marque de luxe italienne « Bvlgari ». Un membre de la direction m’a simplement dit qu’il ne m’engagerait absolument jamais en raison de ma couleur. Il m’a alors immédiatement raccompagnée à la sortie !

Je me rappelle être sortie de leurs bureau complètement abasourdie par le flagrant et manifeste acte de racisme que je venais de subir. Je suis restée à marcher au centre-ville pendant des heures, hagarde, humiliée, traumatisée.

Emmanuel, mon partenaire alors, devenu mon époux depuis, voulait absolument les poursuivre en justice. Une loi anti-racisme venait d’être votée en Suisse, il comptait les trainer en justice pour ce comportement aberrant.

Mais je ne voulais pas faire cet effort, je ne voulais pas m’en prendre à un géant. J’aurais peut-être du en avoir le courage sur le moment. A ce jour ne n’ai jamais acheté ou porté quoique que ce soit de Bvlgari, une marque que j’abhorre.

Je n’ai pas laissé Bvlgari ou d’autres expériences de recrutement me détourner de mes recherches d’emploi. J’ai eu la chance de pouvoir travailler pour des organisations internationales et des compagnies qui valorisent la diversité. Un monde dans lequel je me suis sentie plus en sécurité bien que le racisme m’ait montré sa tête hideuse en de nombreuses occasions (j’élaborerai ce point à une autre occasion).

En l’an 2000 j’ai obtenu ma nationalité suisse. Je n’ai pas rencontré de racisme lors du processus d’obtention, alors que les autorités devaient statuer sur mon intégration. Toutefois, depuis que je possède le passeport suisse j’ai eu affaire à d’innombrable incidents racistes à chacun de mes passages de frontière. Alors que les autres citoyens suisses sont rapidement dirigés à travers le processus d’entrée, je suis à chaque fois stoppée, interrogée sur mes raisons de me trouver là, de rentrer dans ce que je considère comme ma maison, ma patrie. C’est une expérience dégradante, humiliante.

Vous devez vous demander pourquoi j’ai pris la peine d’écrire tout ceci. Je ne recherche aucune sympathie, je ne veux pas jouer à la victime. Je pensais simplement qu’il était important que mes amis, mes collègues, connaissent mon expérience du racisme en Suisse.

J’ai vécu en compagnie du racisme tout au long de mon existence, mais je pense qu’il s’agit d’un cancer qu’il est possible d’éradiquer.
Je n’ai pas perdu l’espoir d’un monde meilleur pour mes enfants. Le racisme nait de la peur de « l’autre », de ne pas connaître « l’autre ».

En tant que sociologue, je crois fermement qu’il s’agit de quelque chose d’appris, qu’il est donc possible de « désapprendre ».
Comme l’a dit un jour Nelson Mandela: « L’on ne nait pas raciste, on nous apprend à le devenir ».

Que le « désapprentissage » du racisme commence donc, nous sommes une espèce douée d’intelligence, je suis sûre que nous pouvons éliminer toutes formes de racisme, de biais et de discrimination dans ce monde.

Merci de m’avoir lue.

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