Intouchables…

Emmanuel Alder
6 min readOct 31, 2020

Ou la culture de l’impunité.

Crédit photo: Emmanuel Alder

Il est des moments où le sentiment d’indignation est soudain plus fort, titillé soit par des expériences personnelles soit par les hasards de l’actualité. Sur ce point, le moins que l’on puisse dire est que nous avons été plutôt gâtés, nous autres genevois !

Il y a seulement deux jours, le feuilleton Pierre Maudet qui nous a déjà gratifié de nombreux épisodes si ce n’est plutôt de nombreuses saisons, connait un développement supplémentaire; Pierre Maudet annonce sa démission !
Cela pourrait être la finale de cette série politique haletante qui outre avoir agité considérablement la sphère politique suisse dans son entier nous a une nouvelle fois fait passer pour des clowns, nous et nos “genevoiseries”. Seulement voilà, après nous avoir déçus en commettant des erreurs particulièrement stupides (venant d’un politicien à la carrière fulgurante, aux succès nombreux et au rôle de locomotive du PLR genevois) il n’annonce pas seulement une démission un peu forcée par un audit mettant en lumière de nombreux dysfonctionnements au sein de son dicastère, mais il prétend également se représenter à la prochaine élection que celle-ci entraine.

Ce matin, une autre figure médiatique défraie la chronique, d’une façon cette fois encore plus surprenante: Un homme dont les qualités humaines et journalistiques sont vantées et reconnues unanimement, un homme qui s’est invité dans votre salon depuis 22 ans en tant que présentateur du journal télévisé, oui Darius Rochebin en personne, est visé par une enquête de l’excellent journal Le Temps, qui décrit de façon étayée des agissements pour le moins répréhensibles et amoraux !

Quel peut être le dénominateur commun à ces deux personnages ?
Sans doute ce sentiment de pouvoir agir “comme si de rien n’était”, poursuivant leurs activités professionnelles comme si le fait d’avoir été à la faute n’allait entraîner aucune conséquence. D’autres appeleraient ceci un privilège.

Pour le premier, notre Conseiller d’Etat Pierre Maudet, ce qui semblait au départ n’être qu’une maladresse s’est transformé en mensonge, pour finir en acharnement à conserver son poste, contre l’avis des dirigeants de son propre parti au niveau cantonal et fédéral et au détriment de la crédibilité de toute la politique genevoise; Inutile de rappeler ici les détails du feuilleton. La goutte d’eau étant sans doute les éléments de cet audit récent où l’on parle tout de même de dysfonctionnements ayant crée un environnement de travail si toxique que l’on craint de voir des issues fatales au sein du personnel !

Pour le second, le très médiatique et présentateur préféré des romands Darius Rochebin, on parle de comportements de nature abusive, de harcèlements, de gestes et conversations déplacés et de nature sexuelle, de schémas complexes visant à piéger des cibles au moyen de faux comptes Facebook et de stratagèmes élaborés, tout en usant et abusant de son aura et de sa réputation pour ce faire; Le tout se déroulant sur une période particulièrement longue.

Il n’est pas question ici de dire quels agissements seraient comparativement plus ou moins graves; Ce qui choque en fait, c’est que leurs auteurs semblent se considérer au-dessus des principes communs de moralité et de dignité. Pierre Maudet cite “une exécution politique cousue de fil blanc” dont il se dit victime, Darius Rochebin de son coté fait dire à son avocat qu’il n’aurait rien fait de répréhensible.

D’un coté nous avons une affaire qui a déjà atteint le stade des procédures judiciaires, de l’autre un “secret de polichinelle” (à l’interne de la chaine de télévision) dont on ne peut qu’espérer qu’il en fera de même. Car ce qui frappe dans l’affaire Darius, en gardant à l’esprit d’ailleurs qu’il n’est pas le seul concerné par ces accusations au sein de la RTS, c’est cette chape de plomb qui lui a permis de se livrer à ces agissements en toute impunité pendant tant d’années. Cette omerta interne s’appuyant sur les éléments habituels du harcèlement; la peur de perdre son emploi, la peur de la publicité, la honte, l’embarras.
Il est trop tôt pour connaître le degré d’indignation qui devrait espérons-le s’emparer des dirigeants de la RTS, mais il est à souhaiter que les réactions et mesures qui suivront serviront d’exemple !
Il est surtout à espérer que ce scandale dépassera les limites des médias et trouvera rapidement son chemin en direction des tribunaux.

Non seulement il est important que les voix se délient pour redonner un semblant de moralité et de normalité à l’image que projette notre canton, mais aussi et surtout pour qu’à l’instar du mouvement “Me too” la société civile s’empare de cette légitime indignation et favorise un changement radical de paradigme dans la réponse de nos institutions à cet égard, tout comme dans les structures de toutes natures, publiques et privées.

L’impunité et les pressions exercées sur les victimes de ces actes inacceptables, qu’elles soient le fait des agresseurs ou du système lui-même, doivent cesser. Il est temps que chacune et chacun se sente en droit et en capacité de pouvoir “nommer les salauds” et que les instances policières et judiciaires les prennent au sérieux et les appuient, simultanément à des règles civiles et pénales venant protéger efficacement tous les lanceurs d’alerte à l’avenir.

Mais aussi, il est plus que jamais souhaitable que le public qui finance nos institutions et donc le salaire de nos politiciens tout comme il finance notre média national par le paiement de la redevance audiovisuelle, montre avec force ses attentes. Nous ne pouvons plus nous satisfaire du consensus mou. S’indigner et passer à autre chose ne suffira pas. Nous devons exiger que l’on nous rende des comptes; En terme de processus à mettre en place pour offrir une oreille attentive ainsi que toutes les protections nécessaires aux victimes; En portant systématiquement devant la justice ce genre de délits, la condamnation médiatique ne suffisant de loin pas; En poursuivant d’office tout comportement néfaste au bien-être de chacun, attendre que des plaintes soient enregistrées ne suffisant pas non plus.

Notre société n’a que trop tardé, laissant faire, acceptant l’inacceptable et permettant par là même aux agresseurs de se comporter de façon si indigne. Ces “grands hommes” comme on les considère facilement eu égard à leur statut se doivent d’être astreints aux standards moraux les plus élevés. C’est un truisme mais nous assistons hélas ici comme ailleurs à une terrible dérive du compas moral. N’attendons pas que le discours politique et la passivité de la population ne nous mène vers les mêmes travers existant outre-atlantique.

La loi du silence doit être abattue ! Une position hiérarchique, un rôle politique élevé, un statut médiatique puissant ne doivent en aucun cas permettre une quelconque impunité. Il est temps de faire vaciller les fondements nauséabonds de cet “ancien monde” dans lequel les puissants ne rendent jamais de compte. Et par chance, nous vivons dans l’un des pays du monde où le peuple a le plus de pouvoir, sachons nous en servir et faisons avancer les choses !

Emmanuel Alder, 31 octobre 2020

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